Quand Martin Scorsese, mythe vivant du cinéma américain, adapte un roman culte de Dennis Lehane, écrivain spécialisé dans les polars noirs et sans concession, on est en droit d’attendre quelques étincelles. Et on n’est pas déçu.
Faut-il encore présenter Scorsese ? New-yorkais originaire de Little Italy, Martin Scorsese a connu son premier grand succès en 1973 et marqué son époque avec des films de gangster ultra-violents (Mean Streets, Taxi driver, Les Affranchis, Casino, tous avec Robert DeNiro). Mais réduire Scorsese à ce type de film, c’est oublier qu’il s’est aussi lancé dans des projets surprenants et avant-gardistes : la comédie absurde avec After Hours, le film mystique avec La Dernière Tentation du Christ, la boxe avec Raging Bull, la comédie romantique et en costume avec Le temps de l’innocence, le film historique avec Gangs of New York… La liste est très longue et Scorsese possède toujours la même hargne et la même vitalité qu’à ses débuts. Contrairement à d’autres réalisateurs de sa génération, il continue à expérimenter et à vivre avec son temps, et nous a récemment proposé Les Infiltrés, un film qui prouve qu’il est très loin d’avoir pris sa retraite.
Dennis Lehane, l’écrivain qui a fourni à Scorsese le matériau de son dernier film, est un auteur qui s’est fait connaître avec Mystic River en 2003, le film très noir de Clint Eastwood. En 2007, Ben Afleck a adapté un autre de ses romans, Gone baby gone, un film également très sombre et qui n’a pas eu le même succès public.
Dennis Lehane est un bostonien d’origine irlandaise, à priori assez éloigné de l’italo-américain newyorkais qu’est Martin Scorsese. Et pourtant, leurs univers ne sont pas très éloignés. Lehane a écrit plusieurs romans policiers mettant en scène deux détectives à Boston, qui se trouvent confrontés à des horreurs défiant l’imagination. On lui doit récemment un roman historique sur les émeutes de Boston dans les années 20. Baptisé Un pays à l’aube (the Given Day en VO), c’est un livre qui fait mal et qui met le doigt sur des choses dont l’Amérique n’a pas lieu d’être fière, telle que la ségrégation raciale et l’oppression des pauvres gens.
Dennis Lehane et Martin Scorsese avaient sûrement des choses à se dire : il en ressort un film traumatisant et nerveux, Shutter Island, dont on ressort avec l’impression d’avoir pris un grand coup sur la tête.
Shutter Island raconte comment un marshall (Leonardo Dicaprio) mène l’enquête dans un sinistre ilot rocheux, qui tient lieu à la fois de colonie pénitentiaire et d’asile de fou. Une patiente a justement disparu mystérieusement et le marshall Teddy Daniels, ancien vétéran de la 2e Guerre et traumatisé par les camps de la mort allemands, se fait fort de révéler au grand jour les pratiques maléfiques qui sont menées par l’équipe de médecins sur des citoyens américains.
Inutile d’en raconter plus… Shutter Island est un film au casting impeccable, porté par un Di Caprio maladif et au bord de la crise de nerfs, qui a manifestement beaucoup souffert durant le tournage. Depuis qu’il a perdu sa belle gueule de séducteur de midinettes, Di Caprio est devenu un acteur qui s’immerge complètement dans son rôle et force le respect.
Avec Shutter Island, Scorsese propose un film inspiré des films noirs d’autrefois mais livre aussi des expérimentations oniriques surprenantes lorsque le personnage principal se met à avoir des visions. La musique est stressante dés les premières images, le tonnerre gronde, les éclairs fulminent comme dans un vieux film de la Hammer et on se dit que Scorsese en fait un peu trop. Mais justement, l’exagération de la mise en scène prend tout son sens dans la dernière partie du film et reflète parfaitement l’état d’esprit du héros, dont le film raconte le parcours initiatique et désespéré.
Shutter Island n’est pas un film qui se termine bien, avec un justicier qui triomphe de ses ennemis et fait échouer des complots diaboliques. C’est là toute la force d’un sacré roman et d’un sacré film, qui se jouent des codes et des conventions pour mieux nous surprendre et nous renverser. Un sacré coup sur la tête.
J’espère maintenant que Scorsese va adapter Un pays à l’aube…